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Camembert de Normandie

La pasteurisation en voie de remporter la bataille

La nouvelle définition du camembert de Normandie AOP déchaîne les passions ! « Honte, trahison, forfaiture… » s’étouffent ses opposants dans une récente tribune publiée dans « Libération ». Décryptage des enjeux et des intérêts pour les consommateurs.

Passera, passera pas ? Annoncée en février dernier par l’Institut national de l’origine et de la qualité (Inao), la nouvelle version du cahier des charges du camembert de Normandie AOP est déjà sous le feu des critiques. Cœur de la polémique : l’autorisation, d’ici 2021, de la pasteurisation du lait dans le processus traditionnel de fabrication du fameux fromage. Les industriels laitiers, Lactalis en tête, qui réclamaient cette mesure depuis plus de 10 ans au nom de l’hygiène et du principe de précaution, ont donc obtenu satisfaction. Seulement, voilà : si le chauffage du lait permet d’éliminer d’éventuelles bactéries pathogènes, il détruit du même coup la flore aromatique et les ferments indigènes qui confèrent au fromage normand sa saveur inimitable. « C’est le camembert au lait cru que l’on assassine ! » s’indignent une quarantaine de personnalités – chefs étoilés, vignerons, comédiens, journalistes – dans une tribune publiée le 15 mai dans « Libération ». « Le plus populaire des fromages tricolores, le calendos, va perdre son caractère et sa typicité, pour devenir une pâte molle sans goût », prédit le texte rédigé par la présidente de l’association Fromages de terroirs, Véronique Richez-Lerouge.

Ce cri d’alarme aux accents cocorico n’est pas resté sans écho auprès des amoureux des fromages puisque, à ce jour, plus de 32 700 personnes ont déjà signé la pétition contre la pasteurisation du camembert de Normandie d’appellation d’origine sur le site Change.org. De leur côté, 12 députés normands ont écrit au ministre de l’Agriculture pour lui faire part de leurs inquiétudes. Selon eux, l’accord annoncé par l’Inao risque de faire disparaître totalement des grandes surfaces le camembert traditionnel au lait cru, moulé à la louche. « Nous souhaitons vivement que vous vous opposiez à cet accord et à son application en 2021 afin d’assurer la pérennité du camembert traditionnel qui, en aucun cas, ne peut être assimilé au camembert pasteurisé », poursuivent les parlementaires dans leur courrier au ministre, Stéphane Travert.

Décision surprenante de l’Inao

Il est vrai que cet accord entre, d’une part, les producteurs et les transformateurs laitiers et, d’autre part, l’organisme de défense et de gestion (ODG) de l’AOP Camembert de Normandie, obtenu à l’arraché sous la houlette de l’Inao, a de quoi surprendre. Depuis une vingtaine d’années, l’Institut incite au contraire les appellations d’origine à renforcer leur lien au terroir, en imposant notamment l’emploi exclusif de lait cru dans les nouvelles appellations fromagères, afin de se démarquer de la concurrence des produits industriels. Quelle mouche a donc piqué les « sages » de l’Inao pour déroger aux principes fondamentaux de l’appellation d’origine que sont le respect « des usages locaux, loyaux et constants » ?

Pour répondre à cette question, un petit retour en arrière est nécessaire. Depuis des années, un bras de fer de fer oppose les fabricants de camemberts traditionnels de Normandie AOP aux multinationales du camembert à la chaîne, tel Lactalis qui produit son fameux Président à plus de 400 000 exemplaires par jour dans son usine de Domfront, dans la Manche, ce qui lui permet d’étiqueter sans complexe la mention « fabriqué en Normandie » sur ses boîtes. Une mention trompeuse pour le consommateur et de surcroît illégale, car non conforme à la directive UE 2081/92 qui réserve le terme « Normandie » à l’AOP. Fort de son bon droit, l’ODG Camembert de Normandie a porté le différend devant les tribunaux, pour être finalement débouté en appel pour vice de forme, sans que le fond ait été abordé. On ne s’attaque pas impunément au numéro mondial de la filière !

Sans se décourager, l’ODG a fini par alerter la Commission européenne qui, à son tour, a pressé l’Administration française d’agir. Face aux injonctions de Bruxelles, l’Inao devait trouver une issue à cette crise : le camembert de Normandie AOP ne représente aujourd’hui que 5 500 tonnes produits par an, contre 66 000 tonnes pour ses imitations. Dans cette lutte de David contre Goliath, il fallait que chacun fasse des concessions. D’où l’idée d’une nouvelle AOP à deux étages : un niveau de base, « le camembert de Normandie AOP », autorisant le lait pasteurisé ou thermisé. En contrepartie, le processus de fabrication devra se rapprocher de la recette traditionnelle du camembert. Des nouvelles contraintes s’appliquent aussi aux élevages, comme l’introduction de vaches de race normande à hauteur de 30 %, et le pâturage obligatoire pendant 180 jours avec une part d’herbe minimale dans la ration estivale. La version plus qualitative de l’AOP, portant la mention « véritable » ou « authentique », sera pour sa part garantie exclusivement au lait cru, moulée manuellement à la louche. En amont, la proportion de vaches normandes sera portée à 2 sur 3 (contre 1 sur 1 actuellement) et la mise à l’herbe sera plus encadrée. Afin de favoriser la biodiversité et de revaloriser le paysage bocager, 100 m de haies devront être plantés par hectare de pâture.

Pour Patrick Mercier, président de l’ODG Camembert de Normandie et fer de lance de la négociation, cet accord est vécu comme un soulagement ainsi qu’un espoir de renouveau et de développement pour la filière d’excellence. En rehaussant significativement le niveau du camembert basique, il espère créer une dynamique qui porte naturellement une partie des consommateurs vers les produits traditionnels.

Victoire de l’industrie agroalimentaire

Une argumentation loin de convaincre les défenseurs des fromages traditionnels, comme le montre la virulence de leurs réactions… Pour eux, au contraire, c’est la victoire sur tous les fronts de Lactalis et de ses confrères de l’industrie agroalimentaire. Ils estiment que les obligations imposées au produit de base seront rapidement vidées de leur sens ou contournées par l’industrie au nom d’impératifs de production ou de contraintes sanitaires réelles ou imaginaires. L’élévation attendue du niveau de qualité n’aura donc pas lieu et les produits industriels médiocres, à présent parés du précieux macaron AOP, continueront d’envahir les linéaires des grandes surfaces, tandis que « le véritable camembert de Normandie AOP » au lait cru en disparaîtra petit à petit, pour être réservé à une clientèle de luxe fréquentant les fromagers haut de gamme ou les circuits courts.

Plus grave, l’acceptation par l’Inao de produits industriels ne répondant pas aux critères fondamentaux de l’AOP ouvrirait la voie à de nombreuses dérives dans les autres bassins de production. Un risque que l’on ne peut prendre à la légère, lorsque l’on sait que Lactalis contrôle ou est présent aujourd’hui dans plus de 32 appellations fromagères en France sur 45. Enfin, toujours selon ses détracteurs, l’accord fragilise l’image même du concept d’AOP et de terroir que la France et les pays latins portent à bout de bras face à la pression des lobby anglo-saxons qui continuent d’y voir une forme de protectionnisme et d’entrave à la concurrence. Là encore, difficile de nier la menace. Un concours international qui s’est récemment tenu outre-Atlantique n’a-t-il pas désigné un camembert canadien au lait thermisé « meilleur camembert du monde » !

Florence Humbert

Florence Humbert

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