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Fraude à la viande de cheval

Une traçabilité "méticuleusement torpillée"

Le procès de la fraude à la viande de cheval s'est achevé le 13 février. Le Parquet de Paris a requis des peines de prison ferme à l'encontre des deux principaux instigateurs, poursuivis pour « tromperie » et « escroquerie en bande organisée ». Cette affaire met en évidence des circuits d’approvisionnement de viande complexes et opaques, mais aussi l’insuffisance des contrôles.

« Trois ans d’emprisonnement, dont deux avec sursis » ont été requis par la procureure Aude Le Guilcher contre Jacques Poujol, le responsable du groupe Spanghero au moment de l'affaire de la viande de cheval. À l'encontre de Johannès Fasen, le trader néerlandais qui lui fournissait cette viande, ce sont « quatre ans d’emprisonnement, avec mandat d’arrêt ». Pour tous deux s'ajoute « l'interdiction définitive d’exercer une activité professionnelle dans le secteur de la viande ». À l'encontre de leurs bras droits, Patrice Monguillon (l'ex-directeur de l’usine) et le néerlandais Hendricus Windmeijer, ce sont respectivement deux ans et 18 mois avec sursis qui ont été demandés par le Parquet. Les avocats de la défense ont plaidé la relaxe, concédant seulement des « erreurs » et des « négligences ».

« On est des ramasseurs de carcasse »

Les quatre semaines de procès ont permis de reconstituer les « manœuvres frauduleuses » visant à « torpiller méticuleusement la traçabilité » des viandes que Spanghero vendait à son client, la société Tavola. Pour la procureure, il s’agit de « l'une des plus importantes fraudes de ces dernières années ». La viande de cheval devenait du bœuf français, et de la viande de mouton interdite à la consommation se transformait en hachis d'agneau. « On est des ramasseurs de carcasse. Le lien entre la carcasse et la marchandise, on ne peut pas le faire », a asséné Johannès Fasen, le courtier à la tête de la société Draap Trading, un petit homme de 70 ans, cheveux blancs aux épaules, perdu dans un costume noir trop grand. Il faut dire qu'avec ses co-accusés, ils ont tout fait pour que ce « lien » soit impossible.

Une traçabilité « altérée »

Quand le scandale éclate au Royaume-Uni en janvier 2013, puis se propage en France, des enquêteurs de la DGCCRF (Répression des fraudes) et de la DSV (Direction des services vétérinaires) sont dépêchés chez Spanghero dès le 8 février 2013. Ils mettent alors au jour un montage complexe menant de Roumanie au Luxembourg, via les Pays-Bas, Chypre et la France. Johannès Fasen achetait de la viande de cheval en Roumanie, voire en importait du Canada et d'Argentine. Puis il l’expédiait vers des entrepôts frigorifiques de la société Windmeijer Meat Trading aux Pays-Bas. Là-bas avait lieu la première étape d'altération de la traçabilité : les estampilles des pays d'origine et les mentions explicites au cheval disparaissaient, au profit d'une vague mention « viande UE » et du code douanier de l’espèce équine. La viande repassait ensuite sous la propriété de Draap Trading, la société de Fasen domiciliée à Chypre. Enfin, elle était livrée en France à la société Spanghero, à Castelnaudary (Aude). C'est là que le changement d'espèce était effectué. Les étiquettes de la marchandise étaient modifiées : le code douanier ainsi que le numéro d'agrément de la société Windmeijer disparaissaient pour être remplacés par le numéro d'agrément de Spanghero – laissant supposer que c'est cette entreprise qui l'avait « travaillée » – accompagné de mentions sibyllines telles que « Av Bf De C » (pour « avant de bœuf désossé congelé »). Et le tour était joué, le cheval roumain devenait bœuf français, revendu à un prix nettement supérieur.

Entre février 2012 et février 2013, plus de 790 tonnes de viande de cheval ont ainsi transité à Castelnaudary. Un tiers était utilisé par Spanghero pour ses propres fabrications, notamment des merguez vendues sous marques de distributeurs. Les deux autres tiers remontaient 1 000 km au nord, chez Tavola, au Luxembourg. Ils entraient dans la confection de plats tels que des lasagnes, du hachis parmentier, de la moussaka, etc., avant d’être commercialisés auprès de nombreux clients, tels Findus ou William Saurin, mais aussi des distributeurs (Carrefour, Casino, Système U, Cora, Auchan, Monoprix, Aldi, Picard…) dans plusieurs pays européens.

De la viande de mouton interdite

Plus grave, l'inspectrice de la DSV a découvert lors de ses investigations chez Spanghero que 83 tonnes de « viande hachée d’agneau », elles aussi fournies par Draap Trading, s’avéraient être des « viandes de mouton séparées mécaniquement » provenant du Royaume-Uni. Or, ce type de marchandise, susceptible de contenir des fragments de moelle osseuse, est interdit depuis l’apparition de la maladie de la vache folle (ou encéphalopathie spongiforme bovine, ESB) car le prion à l'origine de cette pathologie se loge dans le système nerveux central (cerveau et moelle épinière). Il provoque l'ESB chez les bovins, la tremblante chez le mouton ou la chèvre, la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme...

Manque de vérifications

Pour Fasen, la traçabilité n'est pas une priorité. Il n'y a « aucun problème particulier » à modifier la nature du produit entre deux factures. Et d'ailleurs, qu’importe l’origine : « Il est possible que la traçabilité soit correcte, mais que le produit soit pourri. Pourri, c’est-à-dire vieux, rance, congelé trop tard… », assène-t-il devant un tribunal interloqué lors d’une audience à laquelle nous avons assisté. Le trader avait déjà été condamné en 2011 aux Pays-Bas pour une fraude similaire dans les années 2000 (du cheval provenant d’Amérique latine vendu comme bœuf halal), et est actuellement sous contrôle judiciaire en Espagne pour son implication dans une affaire semblable (commercialisation de chevaux impropres à la consommation). Pour Poujol, le prix alléchant de la matière première éclipse toute autre considération, alors qu'il doit redresser l'entreprise Spanghero, en grande difficulté financière. Quant à Patrice Monguillon, il a été « alerté » à plusieurs reprises, mais n'en tire aucune conclusion. Quand il affirme avec conviction lors d'une audience que « dans notre métier, quand on ne sait pas, on vérifie ! », il suscite quelques regards perplexes.

Ce qui saute aux yeux, c'est précisément le manque de vérifications de la part du propriétaire de Spanghero, la coopérative Lur Berri, de son client Tavola, et des pouvoirs publics. Or, les infractions étaient nombreuses : indications obligatoires manquantes (identification de l'animal ou de l’abattoir, pays de naissance, d’élevage et d’abattage…), pas de commandes écrites entre Draap et Spanghero, factures incomplètes ou falsifiées... Tavola n’avait réalisé aucun audit chez Spanghero, expliquant avoir eu confiance dans la certification officielle « IFS» (International Featured Standards) de son fournisseur.

Une confiance durablement altérée

L'ambiance est détendue dans la salle d’audience du tribunal. Les avocats de la défense semblent plutôt s’amuser, glissant de temps à autre des jeux de mots animaliers. Une « désinvolture » hors de propos, s'agacent des avocats des parties civiles. Il n’y a pas de mort à déplorer, mais outre les répercussions pour les entreprises (Spanghero, Tavola et CookUp ont fait faillite, avec plus de 500 emplois à la clé), « la confiance des consommateurs a été altérée de manière brutale, rappelle la procureure. Or, il est extrêmement laborieux de la regagner, pour les industriels et les éleveurs ». « Cette fraude est une atteinte portée à la collectivité des consommateurs, qui ont le droit de savoir ce qu’ils achètent et qu’on respecte leur choix de ne pas manger de cheval, estime Maître Fréty, avocat de l'UFC-Que Choisir. Ils ne sont pas là pour renflouer les caisses d'une entreprise. » Il réclame 300 000 € de dommages et intérêts au profit de l'UFC-Que Choisir, au nom du préjudice collectif. Réponse le 16 avril prochain, date du délibéré.

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