ENQUÊTE
Probiotiques

Notre microbiote peut s’en passer

Articles, livres et même expositions : la nouvelle star, dans le domaine de la santé, c’est notre intestin. Ou plutôt, les dizaines de milliards de micro-organismes qu’il contient, population aujourd’hui nommée microbiote intestinal. Longtemps laissées de côté par la médecine, cette flore et ses différentes fonctions peuvent aujourd’hui être étudiées de façon beaucoup plus précise. On sait désormais que chaque individu possède un microbiote qui lui est propre, à la manière d’une empreinte digitale, et que certaines particularités, comme la piètre diversité de cette population microbienne, sont défavorables à la santé. Les recherches se multiplient. Elles mettent en lumière des liens entre un microbiote altéré et diverses maladies comme l’obésité, le diabète, certains cancers et maladies auto-immunes et même des maladies neurologiques. L’étude du microbiote intestinal, et au-delà, de nos autres microbiotes (cutané, buccal, pulmonaire, vaginal, etc.) apparaît comme un nouvel horizon pour la médecine.

Microbiote

Un ami qui vous veut du bien

Il contribuerait à prévenir ou à soigner l’obésité, les maladies inflammatoires de l’intestin, l’autisme, la dépression… Quel est ce médicament miracle ? Notre microbiote (ou flore intestinale). Si nous en abritons plusieurs, répartis dans différents endroits de notre corps (peau, bouche, vagin…), c’est celui peuplant l’intestin qui est le plus abondant et le mieux connu. Aujourd’hui considéré comme un organe à part entière, il pèse 1,5 kg et réunit 100 000 milliards de micro-organismes. Depuis que les progrès ­techniques ont permis de les identifier plus précisément, les recherches se développent. « Les récentes découvertes amènent à un changement de paradigme, souligne Joël Doré, micro­biologiste et directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Jusque-là, on considérait l’humain d’un côté et ses microbes de l’autre. Mais des interactions étroites conditionnent le fonctionnement de tout l’organisme. »

La composition de la flore à la loupe

Chaque individu possède un microbiote particulier, avec plusieurs centaines d’espèces différentes de bactéries. En étudiant la flore intestinale de tribus éloignées de la civilisation, les scientifiques ont constaté qu’elle était bien plus variée que celle des habitants des pays développés. On peut en déduire que le mode de vie moderne entraîne un appauvrissement de sa diversité. « Dans tous les travaux sur les liens entre microbiote et maladies ­chroniques, la perte de diversité est une grande constante, assure Joël Doré. Elle compromet les chances de rester en bonne santé et de répondre aux traitements. » Comme la nature, notre intestin est un écosystème complexe, que la perte de biodiversité fragilise. L’obésité est l’une des pathologies pour lesquelles le lien avec le microbiote est le mieux établi. Ainsi, des souris à l’intestin stérile sur lesquelles on transplante la flore de congénères obèses ont tendance à prendre du poids. Si la composition du microbiote est imbriquée avec le régime alimentaire, il est avéré qu’elle joue un rôle ici, comme dans le diabète ou la stéatose hépatique non alcoolique (foie surchargé en graisses). Idem pour certaines infections intestinales récalcitrantes aux antibiotiques : en transplantant le microbiote d’une personne saine à un malade, on parvient à le guérir quasi instantanément.

Le microbiote influe aussi sur des maladies auto-immunes, des cancers et des maladies neurologiques. Riche de centaines de millions de neurones, l’intestin synthétise en effet nombre de composés actifs sur le système nerveux, comme la dopamine, et envoie des informations au cerveau. Le lien entre microbiote et symptômes de l’autisme apparaît notamment de plus en plus clairement… Même s’il subsiste des inconnues, la recherche sur ce nouvel organe est riche de promesses. En prendre soin en profitant des connaissances déjà acquises apparaît comme un moyen décisif pour préserver sa santé.

Probiotiques

Encore trop de zones d’ombre

Lactobacillus plantarum, Bifidobacterium longum… Depuis le succès de livres et autres parutions sur le microbiote, les rayons des (para)pharmacies rappellent une tirade de Sganarelle dans Le médecin malgré lui. Tous ces noms latins désignent des espèces de bactéries. Leur présence dans ces points de vente laisse penser au consommateur qu’il s’agit de probiotiques, soit, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « des micro-organismes vivants qui confèrent un bénéfice pour la santé lorsqu’ils sont consommés en quantités adéquates ». Dans notre article, nous utilisons le mot « probiotiques » dans le sens commun de complément alimentaire contenant des bactéries. Quant à leur effet sur la santé, c’est une autre paire de manches ! Ce qui est certain, c’est que le secteur est florissant. Les ventes mondiales devraient bondir de 38 à 68 milliards d’euros par an entre 2017 et 2025. En France, sur l’ensemble du marché de l’automédication, PiLeJe, le leader des probiotiques, assure le meilleur chiffre d’affaires aux pharmaciens. Considérés comme des compléments alimentaires, les probiotiques n’ont pas à faire la preuve de leur efficacité avant leur mise sur le marché. Seule contrainte pour les fabricants qui souhaitent revendiquer un effet santé : obtenir une autorisation de l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa). Or, toutes les demandes d’allégations de ce genre pour ces produits ont jusqu’alors été rejetées, faute de preuves solides. Aujourd’hui, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) estime que même l’emploi du terme « probiotique » est illégal, car il ne correspond pas à la définition de l’OMS. Cependant, les industriels ont trouvé de multiples moyens de contourner l’obstacle (lire encadré).

PiLeJe est le leader de tout le marché de l’automédication en pharmacie. Un million de boîtes de son Lactibiane Référence se vendent chaque année.

Absence de preuves

Les preuves sont souvent absentes parce que les bactéries (dont les probiotiques) forment une famille très nombreuse, dont chaque rejeton présente des caractéristiques bien différentes et souvent mal connues. Elles sont divisées en genres (exemple, Lactobacillus), eux-mêmes subdivisés en espèces (exemple, Lactobacillus acidophilus), elles-mêmes subdivisées en souches (exemple, Lactobacillus acidophilus « LA 401 »). Joël Doré, micro­biologiste et directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), précise : « Les effets sont dépendants de la souche, on ne peut pas extrapoler les résultats de l’une à l’autre. Or, de nombreuses sociétés mettent des souches de probiotiques sur le marché sans les avoir testées. » Mener une étude clinique coûte plusieurs centaines de milliers ­d’euros. Pourquoi s’y astreindre quand le battage médiatique autour des charmes de notre intestin et de ses bactéries amies suffit à faire vendre ? Faute de preuves, de nombreuses marques en mettent plein la vue, affichant jusqu’à huit souches différentes et un nombre astronomique de bactéries sur leurs emballages. Cela ne doit pas être un critère de choix. « Une idée reçue veut que les mélanges soient plus efficaces, mais rien ne le prouve, et on ne peut exclure les antagonismes entre différentes souches, souligne le Pr Philippe Marteau, gastro-entérologue à l’hôpital Saint-Antoine de Paris. De même, le lien entre la quantité de bactéries dans le produit et l’importance de l’effet n’est pas une règle générale. Il faut raisonner au cas par cas. Quelles sont les souches pour lesquelles on a un minimum d’études ? Il n’en existe pas tant que ça. »

Ni la présence de plusieurs souches, ni le nombre de bactéries ne suffisent à prouver l’efficacité d’un produit.

Des données contradictoires

De fait, lorsqu’on passe en revue les sources fiables, aucune souche ne se distingue par ses résultats incontestables. « Même pour les spécialistes, c’est compliqué d’y voir clair », soupire le Pr Philippe Marteau. « Les données issues de décennies de recherches sur l’efficacité des probiotiques dans la prévention et le traitement des maladies demeurent contradictoires, controversées et déroutantes », pointent d’emblée les auteurs d’une synthèse publiée cette année dans la revue scientifique Nature Medicine. Une des explications est que « contrairement aux modèles animaux, il existe une grande hétérogénéité chez les humains en matière de régime, de classe d’âge, de génétique et de composition du microbiote, et ils peuvent répondre différemment à la même intervention ». Cette dernière caractéristique semble déterminante : les microbiotes de certains individus seraient « hospitaliers » vis-à-vis des bactéries probiotiques, alors que d’autres y seraient « résistants ». « Mais même chez les personnes au microbiote “tolérant”, les probiotiques consommés ne s’implantent pas dans la flore intestinale », précise Joël Doré. Leur seul intérêt éventuel serait donc passager, en cas de diarrhée aiguë par exemple, car pour améliorer une flore déséquilibrée sur le long terme, il faudrait les consommer à vie. Une modification de l’alimentation semble beaucoup plus raisonnable et à moindre coût (1).

Ces failles dans la connaissance concernent aussi l’évaluation des risques. Selon une récente étude de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), sur près de 400 essais cliniques, la grande majorité d’entre eux ne disent rien des possibles effets secondaires, comme il est habituellement de mise. Certes, de nombreuses espèces de bactéries bénéficient du statut d’innocuité présumée, attribué par l’Efsa sur la base notamment d’un long historique d’utilisation sans danger. Doit-on, pour autant, accorder un brevet de sûreté à tous ces produits ? Sûrement pas. Chez des personnes gravement malades, certains ont provoqué une augmentation de la mortalité.

Anti-inflammatoire et toxique à la fois

Autre exemple : des travaux ont montré que, contrairement à l’effet attendu, certaines « bonnes bactéries » gênaient la reconstitution de la flore intestinale après un traitement antibiotique. Sans parler de l’Escherichia coli « Nissle 1917 », prescrite pour soulager les patients atteints de maladies inflammatoires ­chroniques de l’intestin. Une équipe de chercheurs français a prouvé que, parallèlement à ses propriétés anti-inflammatoires, elle produisait une substance toxique qui pourrait induire des cancers colorectaux. « À partir du moment où quelque chose a une activité patente sur un organisme, le risque d’effet secondaire est présent, rappelle Éric Oswald, professeur de bactériologie, un des auteurs de cette découverte. Dans le domaine des probiotiques, il y a un besoin urgent de remettre de la démonstration, de la compréhension des mécanismes, bref, de la science. » PiLeJe, le leader du secteur, adhère officiellement à ce discours. Mais quand on lui demande les études cliniques sur ses 18 références, on n’en obtient qu’une seule, pas très convaincante. « Plusieurs sont en cours. Mais avant de se lancer dans des études extrêmement chères, nous affinons nos connaissances en amont avec des recherches in vitro et in vivo, assure Yoann Gaulmin, directeur marketing stratégique. Les professionnels de santé sont déjà satisfaits de disposer de données que d’autres acteurs ne produisent pas. Ils connaissent aussi notre savoir-faire concernant la fabrication, crucial quand il s’agit de micro-organismes vivants. Nous suscitons l’adhésion des médecins et des pharmaciens. » De fait, ce laboratoire jouit d’une bonne réputation dans le milieu médical. Mais d’où vient-elle ? De la qualité de son travail de recherche ? Des retours des patients sur les produits ? Ou de l’habileté de sa communication sur le mode « nous faisons partie de la communauté scientifique » ?

Difficile de faire la part des choses. Difficile aussi, pour le consommateur, d’y voir clair sur ce marché de plus en plus pléthorique. Les autorités de santé prétendent nous protéger en interdisant la publicité. Résultat, on se retrouve en pharmacie devant des rayons remplis de références dont on ignore tout. Pour sortir de cette situation, d’aucuns plaident pour que les probiotiques soient considérés comme des médicaments, et ne puissent plus être commercialisés que preuves à l’appui. Si ces dernières font encore défaut, on peut espérer qu’à terme plusieurs de ces produits puissent aider à prévenir ou à soulager divers maux, bénins ou plus graves. Il faudra alors, d’une manière ou d’une autre, donner les moyens au client de choisir ceux qui sont efficaces. Loin du flou artistique qui règne aujourd’hui.

Stratégie commerciale

L’art de contourner la loi en cinq leçons

Depuis que toutes les allégations santé demandées pour les probiotiques ont été refusées par les autorités européennes, les fabricants sont devenus champions au jeu du chat et de la souris. Plutôt que de mener des études cliniques coûteuses et potentiellement peu concluantes, ils ont trouvé plus payant de contourner la réglementation. Voici cinq méthodes largement utilisées.

1. Donner un nom ressemblant au terme « probiotique », interdit d’usage, à ses gammes de produits : Probiolog, ProViotic, Ultrabiotique… Ou mettre en avant les mots comme « ferments » et « flore », qui évoquent de bonnes bactéries.

Trop connoté santé, le mot « probiotiques » est interdit. Parade contestable : utiliser des noms proches.

2. Proposer des services clients où sont vantés les bienfaits des produits de façon très précise. Nous l’avons vérifié, les « conseillers clientèle » énoncent oralement ce que les industriels n’ont pas le droit d’écrire sur les emballages.

3. Former les vendeurs en (para)pharmacie. Leur force de persuasion, lorsqu’ils relaient le discours des marques, crédibilise des arguments pourtant rejetés par les autorités de santé.

4. Ajouter une pincée de vitamines ou de minéraux pour lesquels une allégation santé est autorisée (exemple, la vitamine B6 ou le magnésium contre le stress). L’allégation pourrait tout aussi bien figurer s’il n’y avait pas de « bonnes bactéries » dans le produit, mais comme ce sont elles qui font vendre…

5. Faire sa promotion sur son propre site Internet et compter sur la conviction des clients pour louer les mérites des produits sur les réseaux sociaux ou les sites de e-commerce.

(1) La plupart des probiotiques reviennent à environ 1 € par jour, et la durée d’utilisation se compte en semaines, voire en mois.

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